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Entretien avec Marcel Paterni
Marcel Paterni est entré vivant dans la légende du sport. Technicien redoutable, doué d'une force prodigieuse, c'est l'haltérophile de l'ère gaullienne. Il jette, arrache et lève partout des charges étourdissantes. Mais surtout, le 25 juillet 1959, à Massiac, dans le Cantal, il a gravé dans la fonte une page d'histoire. A 82 kilogrammes de poids de corps pour 1 mètre 63, Marcel Paterni porte le développé olympique à 150,5 kilogrammes dans la catégorie des mi-lourds. C'est dix kilos de plus que Tommy Kono à Melbourne, vingt kilos de plus que Palinski à Rome, plus même que Vorobiev dans la catégorie au-dessus! Des trois mouvements d’haltérophilie, le développé strict était le plus représentatif de la force pure. Marcel Paterni est notre dernier recordman du monde.
Origines
Emmanuel Legeard : Vous faites partie de ces champions légendaires issus de la communauté française du Maroc, comme Just Fontaine, qui est de la même génération que vous, ou Marcel Cerdan...
Marcel Paterni : Ah, Marcel Cerdan... c'était presque un dieu. Il était très idéalisé. Avec le recul, on a relativisé, évidemment. Nos familles se connaissaient. Ma mère avait offert un moulin à café à Marcel et son épouse en cadeau de mariage. Un moulin à café à manivelle, bien sûr, il n'y avait pas de moulin électrique à l'époque. Quand l'avion de Cerdan s'est écrasé en 49, Casablanca était sous le choc. Les funérailles étaient spectaculaires. Plusieurs centaines de milliers de gens sur le parcours du convoi funèbre, alors que quelque temps auparavant cette même foule l'acclamait pour sa victoire contre Jake Lamotta. Tous les drapeaux étaient en berne. C’était une très grande tristesse ce jour-là.
Emmanuel Legeard : C'est aussi à Casablanca que vous êtes né, le 22 septembre 1936.
Marcel Paterni : C'est ça. Mes parents étaient corses; je suis d'origine corse. Ce sont mes grands-parents paternels et leurs enfants, dont mon père, qui était âgé de seulement sept ans, qui se sont installés là-bas en 1905. J'ai donc passé les vingt premières années de ma vie au Maroc, jusqu'en 1956, où je suis rentré en France pour me préparer aux jeux olympiques de Melbourne à l'Institut National des Sports. Et puis, évidemment, au retour, ayant l'âge d’être appelé "sous les drapeaux", j'ai été affecté au bataillon de Joinville. J'ai accompli une partie de mon service militaire en Algérie, comme tous ceux de ma classe, sans pour autant délaisser - entre deux patrouilles! - l’entraînement pour lequel le commandant du bataillon m’avait réservé un endroit particulier: son propre garage… Une chance!
Emmanuel Legeard : Votre départ du Maroc était sans rapport avec la fin du protectorat français?
Marcel Paterni : Ah mais si, absolument, c'était ça! Mais il s'est trouvé que cela coïncidait également avec les jeux olympiques de Melbourne. Et puis, ma carrière sportive n’étant qu’à ses débuts, après les 29 mois d'armée à l'Institut National des Sports, j’entendais entreprendre une formation afin de devenir cadre technique de la Fédération. Donc tout s'est enchaîné harmonieusement.
Les Débuts
Emmanuel Legeard : Qu'est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans l'haltérophilie?
Marcel Paterni : J'ai toujours été sportif. Au début, j'ai commencé par faire de l'athlétisme, mais avec ma taille, c'est tout juste si le javelot ne traînait pas au sol! Alors mon frère m'a orienté vers l'haltérophilie. Mais l'athlétisme m'avait donné une base. Le Maroc était très dynamique, du point de vue sportif, surtout aux niveaux scolaire et universitaire. A l'époque, il y avait les Championnats d'Afrique du Nord, et le Maroc était toujours loin devant la Tunisie ou les départements d'Algérie. Il y avait des figures sportives comme Georges Damitio, un sauteur en hauteur qui avait franchi les deux mètres... en ciseaux!. Nous étions forts en football, en basket-ball...
Emmanuel Legeard : Pourtant, vous vous entraîniez dans des conditions spartiates, presque précaires...
Marcel Paterni : Oui, j'ai débuté dans un local qui me laissait quelque chose comme dix centimètres d'espace aux deux extrémités de la barre. Ce n'était pas particulièrement confortable. Et puis je m'entraînais seul, d'abord parce qu'il n'y avait pas beaucoup de vocations, ensuite à cause des conditions climatiques. Je m'envoyais un volume de 20 à 30 tonnes tous les jours. Imaginez ça par 40 degrés à l'ombre... Donc les autres, je les voyais 6 mois de l'année. Du printemps à l'automne, j'étais seul.
Emmanuel Legeard : Vous aviez un entraîneur?
Marcel Paterni : Un entraîneur, si l’on peut dire, mais qui compensait son manque d’expérience dans le domaine par une extrême cordialité. Il s'appelait Dominique Espinoza. Il s'intéressait à ce que je faisais malgré son manque d’expertise. Il était vraiment très sympathique. C'est la raison pour laquelle j'ai retenu son nom. J'ai même essayé de le revoir il y a quelques années, mais finalement j'ai appris qu'il était décédé.
Entraînement
Emmanuel Legeard : Vingt à trente tonnes par jour, tous les jours, même par des chaleurs torrides... et seul! C'est rare, un tel volume de travail, un tel degré d'obstination. Il faut une volonté de fer...
Marcel Paterni : Mon principe numéro un, c'était de travailler dur, le plus dur possible. Ça reste la base. Mais ensuite, je me suis rendu compte que je me surmenais. Alors, j'ai dû repenser l'entraînement. Ma salle était limitrophe du stade, et je faisais deux ou trois tours de piste pour m'échauffer. Là, j'avais l'occasion d'observer les athlètes des autres disciplines et de m'inspirer de leur savoir-faire. Au Maroc, les contacts étaient très faciles, très fraternels entre sportifs, sans distinction de discipline. On pouvait discuter librement et apprendre les uns des autres. Je n'ai pas retrouvé ça en France. Ça m'a frappé, en arrivant, de constater comme tout était très cloisonné. Mais en revanche, à l'Institut National des Sports, je me suis réorganisé plus scientifiquement en planifiant des phases successives plus légères, plus lourdes, plus techniques, des périodes de préparation physique généralisée axées sur l'amélioration de la capacité... Je me suis intéressé à l'alimentation, à la psychologie, bref à tous les aspects complémentaires de l'entraînement.
Emmanuel Legeard : En plus de votre opiniâtreté et de vos connaissances techniques, vous étiez d'une force prodigieuse... un atout génétique?
Marcel Paterni : Oui, j'étais peut-être génétiquement doué pour la force. D'ailleurs, si le choix s'était offert à moi au départ, j'aurais opté pour la force athlétique - qui évidemment n’existait pas à cette époque - plutôt que l'haltérophilie, car en termes de force pure, ça passait très bien pour des raisons morphologiques évidentes. J'ai passé un temps considérable à essayer de m'améliorer à l'arraché, alors que je suis arrivé tout naturellement à dépasser les 300 au soulevé de terre ainsi qu'à faire dix répétitions à 250 kg en squat. Je faisais des séries de répulsions aux barres parallèles avec 80-90 kilos à la ceinture et j'étais fort au développé couché où j'exécutais des séries avec des barres chargées à plus de 180kg. Mon record au développé couché était de 200 kilos. Et du couché à pleine amplitude, pas avec une prise extra-large qui raccourcit le trajet de la barre au minimum. J'adorais le développé couché. Mais j'ai dû m'arrêter parce que j'avais des pectoraux trop toniques et que ça contrariait les performances dans les deux autres mouvements olympiques. Il fallait que j’assouplisse mes épaules pour arriver à exécuter le plus convenablement possible aussi bien l’arraché que le jeté. En plus, bon... d'un point de vue général, on pratiquait l'arraché en fente qui nous désavantageait face aux nations qui tiraient en flexion, "à l'allemande", comme on disait. Il était assez difficile de passer de l'un à l'autre une fois qu'on s'était adapté à un style. Ça ne s'improvisait pas.
Emmanuel Legeard : Vous utilisiez la méthode isométrique popularisée par Bob Hoffman et le York Barbell Club?
Marcel Paterni : Oui, justement pour me sensibiliser à l'arraché que j'avais du mal à ressentir du point de vue neuromusculaire. C'était très efficace, ça m'a beaucoup aidé. Mais immédiatement, j'avais remarqué que si je ne faisais que de l'isométrique, ça désorganisait le mouvement parce qu'il y avait un déséquilibre entre les sensations acquises localement sous certains angles et la dynamique du ressenti global. Donc j'alternais systématiquement avec le geste technique allégé pour que l'isométrique soit rentable et conserver une forme d'exécution exemplaire.
Emmanuel Legeard : J'ai éprouvé la même désorganisation... j'avais interprété ça comme une affaire de fuseaux neuromusculaires, l'isométrique perturbant la proprioception technique en brouillant la coordination globale du geste par le cervelet... vous seriez d'accord, alors? [1]
Marcel Paterni : Oui, tout à fait.
Innovations
Emmanuel Legeard : La "génération 60" a bouleversé la façon de concevoir l'entraînement. Je pense évidemment surtout à Rolf Maier [2], Georges Lambert [3] et vous.
Marcel Paterni : Il y avait ce désir de prospecter, cette volonté d'amélioration technique. Jusque là, un homme fort, s'il laissait voir qu'il était technique... il craignait de se déconsidérer. Mais on est arrivé, et la mentalité a changé. On a commencé par enregistrer tout ce que nous faisions à l’entraînement: les exercices, le nombre de répétitions, les charges utilisées, le tonnage, et le reste pour aboutir à une certaine conception de la planification de l’entraînement. Parallèlement, sur un plan purement technique, Georges Lambert a précisé les différentes phases des gestes haltérophiles et leurs trajectoires. Rolf a mis au point le système Maier qui permettait de reporter les trajectoires de la barre sur un tableau pour corriger les fautes techniques. De mon côté, j'ai ajouté des capteurs qu'on placés sur la barre et sur les articulations pour permettre une visualisation en trois dimensions, ce qui est très utile parce que l'orientation des articulations est un paramètre critique du point de vue technique. On s'est mis aussi à enregistrer les forces de réaction sur une plate-forme dynamométrique en triangle parce qu'on avait trouvé que c'était mieux adapté. Tout ça, c'était extrêmement nouveau. Comme la préparation physique généralisée qu'on pratiquait périodiquement en altitude à Font-Romeu pour améliorer, entre autres, la teneur du sang en globules rouges, donc la capacité d'oxygénation du sang et la forme générale. On a fait ça, c'était bien avant la construction du lycée climatique initié par le colonel Crespin qui était directeur des Sports! Mais il reste vraisemblablement une foule de domaines à prospecter.
Emmanuel Legeard : Quels domaines, par exemple?
Marcel Paterni : La morphologie, la psychologie... J'avais élaboré des formules de prospection pour déterminer le type de discipline où un jeune avait le plus de chances de réussir. Mais quand j'ai essayé de les faire passer en pratique, on m'a accusé de vouloir faire comme les Soviétiques, de la sélection. On a prétendu que c'était un "projet totalitaire", enfin vous voyez. Du point de vue psychologique aussi, il faudrait faire de la prospection parce que le succès sportif est certainement déterminé par la façon dont le mental est structuré de naissance. En pratique, j'ai observé tout au long de ma carrière qu'il y a des mentalités spécifiques par discipline, et même par mouvement. Par exemple, développeur et arracheur, c'étaient deux mentalités différentes.[4] De même, les sprinters et les marathoniens sont psychologiquement aux antipodes; quant aux lanceurs - surtout de poids - n’en parlons pas! Ils sont très proches mentalement des haltérophiles. Il ne faut donc pas s’étonner si, dans des sports multidisciplinaires, la bonne entente n’est pas toujours au rendez-vous.
Le Développé aujourd'hui
Emmanuel Legeard : Est-ce que votre technique du développé a évolué avec les années?
Marcel Paterni : J'ai tout testé. Les techniques en affaissement avec redressement rapide, les cambrures très accentuées. Ça ne me plaisait pas tellement. J'avais le sentiment que c'était trop éprouvant pour la colonne vertébrale au niveau lombaire. Le développé, c'était un mouvement très dynamique, du moins dans sa phase initiale. Il fallait travailler la propulsion. Le développé couché m'avait bridé l'épaule, j'ai dû compenser par du développé nuque. Dans le développé, il y avait aussi une grosse composante isométrique dont il fallait tenir compte pour le transfert. Mais finalement, le succès, c'était surtout une affaire de détermination. Pour moi, quand ça passait les yeux, c'était réglé, c'était déjà à bout de bras. Le développé sur plan incliné m’a été particulièrement bénéfique. Il soulageait la région lombaire tout en permettant un travail musculaire des bras et des épaules dans une trajectoire semblable à celle du développé debout.
Emmanuel Legeard : Je pense que le développé debout serait très utile dans la préparation aux sports, mais ici comme ailleurs, ce qui motive, c'est la possibilité de se dépasser, le record personnel. Seulement, plus personne ne sait comment pratiquer le développé. Quelles seraient, très concrètement, vos recommandations pratiques pour un débutant?
Marcel Paterni : En faisant abstraction de l’aspect arbitrage, et pour éviter d’éventuels problèmes de colonne vertébrale, il me paraît très important de muscler la région abdominale, surtout inférieure, la région lombaire et les fessiers afin d’avoir au niveau du bassin une assise solide qui permette ensuite une poussée des bras efficace. Imaginez, au couché, un banc qui s’effacerait sous vous pendant la poussée des bras!
Notes
[1] En effet, contrairement à l'opinion majoritairement répandue, mais à mon avis surannée, je suis personnellement persuadé que le cerveau ne raisonne naturellement ni en termes de muscles ("contracter le deltoïde") ni en termes de mouvements ("lever le bras"), mais en termes d'intention. Ainsi, la coordination d'origine cérébelleuse est finalisée d'emblée en fonction d'un objectif à atteindre, comme capturer une proie, amener une barre bras tendus au-dessus de la tête, toucher une cible, etc. Cela permet aussi d'expliquer pourquoi, bien souvent, on se "paralyse par analyse" ou comment insister en isométrie sur un secteur de la trajectoire peut avoir pour effet de perturber le mouvement global en désintégrant la représentation adéquate du "corps propre", c'est-à-dire du corps tel qu'il s'imagine, et qui est largement le produit de la sensibilité neuromusculaire.Inversement, le rôle de l'intention explique pourquoi, par exemple, l'intention d'aller vite dans une impulsion augmente l'intensité de l'effort et améliore par conséquent le recrutement... alors même que la barre à déplacer interdit justement la vitesse à cause de son poids!
[2] Né à Stuttgart le 16 décembre 1936 et naturalisé le 22 mai 1953, Rolf Maier fut non seulement l'un des plus grands champions français d'haltérophilie, mais encore l'un des plus grands entraîneurs à l'échelle internationale. Il est actuellement le plus grand spécialiste au monde de l'histoire de la force. Au cours de sa carrière, il fut champion de France 13 fois, battit en national tous les records de sa catégorie de poids de corps, et prit part aux jeux olympiques de Rome, Tokyo et Mexico où il se classera respectivement onzième, et septième deux fois. Il fut l'entraîneur de Daniel Senet, médaille d'argent aux jeux olympiques de Montréal et champion du monde de l'arraché en 1981 à Lille.
[3] Haltérophile expérimenté, "Geo" - se prononce "Jo" - Lambert se signale dès les années 60 comme un entraîneur ingénieux à l'esprit pénétrant. Pionnier de la technique du passage de la barre sur les cuisses, il élabore seul des méthodes et des techniques authentiquement révolutionnaires que les Soviétiques, habitués de l'espionnage industriel, plagieront sur lui sans scrupule. Ces méthodes et ces techniques, Lambert les applique avec succès sur des athlètes comme Aimé Terme qui triomphera du record d'Europe de Kourentsov en 1969 et sera deux fois sacré champion du monde de l'arraché, en 69 et 70. Terme battra même le record du monde le 22 juin 1972 à Reims, mais le titre sera transféré à Trabulsi après quelques heures pour une affaire de décalage horaire. Georges Lambert est également l'auteur d'un manuel d'haltérophilie qui outre son intérêt technique est écrit dans un style de grande qualité, ce qui lui a valu des citations d'exemple dans plusieurs dictionnaires de langue française.
[4] Marcel Paterni se compare ici entre autres à François Vincent, un arracheur né au talent réellement prodigieux. Dans les années 60, le docteur Encausse, médecin du sport, citait François Vincent et Marcel Paterni comme "nos deux hommes forts" pour leurs qualités complémentaires. François (Marie, Jacques) Vincent, né à Montpellier le 10 avril 1936, était de six mois seulement l'aîné de Marcel Paterni. Originaire du village de Mauguio, il grandit à Montpellier où ses parents s'installent en 1950. Il s'inscrit alors à la salle de Paul Rocca pour pratiquer le culturisme. Mais il se découvre des qualités extraordinaires de force explosive, et constatant qu'il est spécialement surdoué pour l'arraché, il se convertit finalement à l'haltérophilie. Cependant, il manque d'assiduité et ne s'entraîne que très épisodiquement. Cela ne l'empêche pas de battre quand même des records de France, amenant ainsi l'arraché à 140 kg dans sa catégorie de poids de corps (en moins de 90). A l'épaulé-jeté, il réussit 170 kg et son meilleur total sera de 435. Relativement moins bon au jeté, et détestant le développé où il plafonne à 132,5, François Vincent n'a sans doute pas donné toute la mesure de son talent réellement hors du commun.