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L'athlète complet : du pied d'argile au talon de fer
Le pied humain est mille fois plus ancien que la fin de la préhistoire
Il y a environ 6,5 à 5,5 millions d’années, les ancêtres des chimpanzés se sont séparés de la lignée des hominines dont l’homme moderne est un rameau. Les représentants des hominines préhistoriques se répartissent en Ardipithèques, Australopithèques, Paranthropes et hominiens fossiles au sens strict (c’est-à-dire les trois espèces d’hommes aujourd’hui disparues). Tous avaient en commun de ne pas vivre dans les arbres contrairement aux singes et de se tenir debout sur deux pieds.
Sans doute, les Ardipithèques apparus il y a 4,5 millions d’années n’avaient pas encore de voûte plantaire – ils ne pouvaient donc pas avoir été grands marcheurs. Mais déjà, les Australopithèques sont des bipèdes permanents. Leurs pieds servent exclusivement à la marche et leurs orteils n’ont plus aucun caractère préhensile. Ainsi, il y a 3,6 millions d’années, les hominines de Laetoli se déplaçaient exclusivement sur leurs deux jambes. Contrairement aux singes, ils ne prenaient pas appui sur les poings. Ils n’étaient pas quadrumanes et leurs pieds n’avaient pas de pouce opposable ni par conséquent d’aptitude à agripper ou à saisir. Surtout, ces pieds montraient toutes les qualités spécifiques au seul pied humain : ils absorbaient les chocs, emmagasinaient l’énergie élastique et transmettaient efficacement la force musculaire au sol. Les hominines de Laetoli ont laissé des empreintes qui attestent d’un gros orteil, d’une voûte plantaire, et d’une cadence de marche suggérant un tendon d’Achille qui préfigure le nôtre.
Mais c’est seulement avec le dernier ancêtre commun au Paranthrope et à l’Homo habilis, il y a plus de 2,5 millions d’années, que le pied est devenu totalement humain. L’Homo habilis, premier hominien après les Australopithèques, est un plantigrade complet dont la foulée attaque le sol par le talon et qui prend appui sur le trépied plantaire composé du calcanéum et des renflements métatarsiens à la base du gros et du petit orteil (le « talon antérieur »). Enfin, homo ergaster, apparu il y a 2 millions d’années, n’est pas seulement un grand marcheur ; c’est un artisan et un coureur d’endurance aux mains et aux pieds très spécialisés. Il est radicalement incapable de vivre dans les arbres. La progression de branche en branche à l'aide des bras et la préhension avec les pieds lui sont mécaniquement impossibles. Il marche parfaitement droit avec toutes les articulations en extension complète, d’où le surnom d’homo erectus qu’on lui a d’abord donné.
Ce qui compte dans le pied, c'est le creux au milieu
Marcher redressé et jambes tendues est l’apanage exclusif de l'homme parce qu’il est le seul primate vraiment plantigrade, c’est-à-dire capable de se déplacer en appuyant sur le sol toute la surface de la plante des pieds. Les autres primates marchent en flexion, jambes écartées, en prenant seulement appui sur la tranche extérieure du pied, ce qui a pour avantage de libérer la paume de leurs extrémités inférieures – ils sont quadrumanes – et leur permet éventuellement d’y tenir un objet ou de la nourriture en marchant. Quant aux singes non primates, ils ne sont qu'à moitié plantigrades, car leur talon est décollé en permanence du sol. Mais la faculté d’appuyer sur le sol toute la plante du pied n’est pas l’essentiel. Comme Sartre l'a plaisamment écrit un jour, « Ce qui compte dans un vase, c'est le vide du milieu » : en effet, c’est au creux de sa voûte plantaire que le pied plantigrade de l’homme doit ses aptitudes spéciales. La voûte plantaire a évolué sur quatre millions d’années pour absorber passivement et efficacement les chocs en réduisant au minimum l'activité musculaire. Pour répondre à cette exigence d'efficacité et d'économie, un système ligamentaire s'est graduellement élaboré pour assujettir les 26 os et les 33 articulations du pied à la manière de ces tirants qui dans le bâtiment servent à empêcher l'écartement des pièces de charpente. Ce sont donc les ligaments passifs des os du pied qui supportent le gros des forces impliquées dans la station debout. Un déséquilibre dans ce système entraîne toutes sortes de déformations qu’il devient par la suite assez difficile de rectifier.
Fonction musculaire
Trois éléments surtout caractérisent le pied humain: d’abord le développement d’une voûte plantaire entre le talon, point d’appui dominant et très volumineux, et la racine du gros orteil, pivot de la propulsion. Ensuite, l’aponévrose plantaire. Enfin, un long et fort tendon d'Achille, indispensable notamment pour la course à pied. L'évolution de cette structure s’explique par la fonction du pied humain qui consiste à absorber la force de réaction du sol et à transmettre au sol la force musculaire de l’impulsion. Cette fonction d'absorption et de transfert des forces est assurée par la voûte plantaire dont l'intégrité est maintenue principalement par les ligaments plantaires, et spécialement par l'aponévrose plantaire. Mais plusieurs muscles y contribuent, tout particulièrement le tibial postérieur, le long péronier, et les fléchisseurs intrinsèques de la plante des pieds. En effet, la fonction de l'aponévrose plantaire, c'est-à-dire de la membrane qui enveloppe les muscles et sert à les fixer aux os, n'est pas seulement de soutenir la voûte du pied, mais aussi - grâce à la contraction des fléchisseurs plantaires - de concentrer et de canaliser la force de réaction du sol sous le talon antérieur du pied à la racine du gros orteil afin d'améliorer la propulsion.
Toutefois, on aurait tort de s’exagérer l’importance de la flexion des orteils. Chez le singe, la flexion active et complète de tous les orteils est capitale pour la propulsion, la préhension et la locomotion arboricole. Les orteils sont d'ailleurs recroquevillés constamment, y compris dans l'attaque du talon au sol. Mais il en va très différemment chez l’homme. Comparée à celle des singes, la musculature des orteils est très réduite chez l’homme pour justement faciliter la marche et surtout l’économie de course. Ainsi, par exemple, les quadrumanes peuvent mobiliser leur "pouce de pied" grâce à un court abducteur, un long abducteur, un adducteur volumineux et un court fléchisseur. Or ces muscles sont absents de la musculature du gros orteil où non seulement ils ne serviraient à rien, mais au contraire entraveraient la bipédie. Chez l’homme, mettre un pied devant l’autre se fait d'abord en attaquant le sol avec le talon, puis un mouvement de bascule amène à se propulser en prenant appui sur la tête du premier métatarsien qui fait saillie à la base du gros orteil et qui est le pivot de la flexion plantaire, seul responsable de la propulsion.
Secrets efficaces d'entraînement
Pour stimuler efficacement la musculature de la plante des pieds, je proposerai deux solutions. La première est un secret personnel que je mets déjà en pratique avec quelques athlètes depuis dix ans, que j’ai divulgué dans mes livres et dont Jean Texier a eu l’amabilité de parler dans un article récent. Il s’agit de prendre appui, pour travailler les mollets debout, sur un rondin fendu en deux dans le sens de la longueur et posé sur le sol du côté plane. L’exercice associe une flexion-extension avec un mouvement d’enroulement et de déroulement plantaire, portant ainsi à son paroxysme l’intensité de la contraction. En effet, dans l’étirement la plante du pied épouse la surface convexe du rondin, et les orteils s’agrippent instinctivement aux aspérités du bois ce qui constitue par-dessus le marché un excellent stimulant des mécanorécepteurs plantaires. L’autre possibilité consiste à courir pieds nus sur le sable d’une plage ou sur une piste sableuse d’hippodrome, par exemple. Quand il s’agit de négocier un terrain meuble, irrégulier et accidenté, la flexion des orteils stabilise l’avant-pied au sol. De ce point de vue, courir sur une plage est probablement sans équivalent.
Pousser petit-pied : l'effet de treuil
Un autre secret que j’ai divulgué récemment consiste à exploiter ce que j’ai appelé « l’effet de treuil » pour augmenter instantanément la force de la poussée dans le soulevé de terre. Il contribue également à améliorer la force des pieds. Pour le comprendre, rappelons que relever les orteils a pour effet de tirer sur l’aponévrose plantaire qui est tendue entre le talon antérieur et le talon postérieur du pied. Aussi, relever les orteils rapproche les deux talons et fait par conséquent remonter la voûte plantaire.
Quand on fait un soulevé de terre, relever les orteils offre plusieurs avantages réels. Tout le monde sait, c’est le degré zéro de la biomécanique, que relever les orteils fait basculer le poids sur le talon, et oriente le mouvement vers l’arrière. En revanche, ce que tout le monde ignore, c’est que la tension de l’aponévrose et le rapprochement des talons antérieur et postérieur raidit le pied et améliore mécaniquement la force d’impulsion. Ensuite, cette tension tire sur le tendon d’Achille et arme les muscles des mollets dont la contraction est décisive et engage toute la chaîne. Enfin, dernière information capitale et cependant totalement méconnue parce qu’elle est tout simplement introuvable: la tension provoquée dans la plante des pieds a pour effet de réveiller les réflexes plantaires.
En effet, relever les orteils est utile aussi en ceci que l’appui sur le talon antérieur du pied, à la racine du gros orteil, est beaucoup plus intense. Or les corpuscules de Pacini responsables du réflexe d’extension sont précisément logés le long des nerfs digitaux dans la zone d’appui sous le ligament métatarsien transverse antérieur, c’est-à-dire au niveau du talon antérieur du pied, avec une concentration spectaculaire précisément dans l’éminence à la racine du gros orteil. Relever les orteils au soulevé de terre permet donc tout à la fois une facilitation mécanique, musculaire et nerveuse.
Force et stratégies de cheville
Les stratégies de cheville sont capitales pour l'expression de la force maximale. C'est pourquoi certaines consignes comme "déchirer le sol" ou "relever les orteils" sont très utiles quand elles sont adaptées (encore faut-il en comprendre le sens). Ces stratégies facilitent l'action des leviers et la contraction musculaire, mais aussi l'action nerveuse par la voie de l'arc réflexe. Elles stimulent en effet les mécanorécepteurs plantaires et les fuseaux neuromusculaires d'un muscle comme le plantaire grêle qui est un moniteur kinésiologique anciennement solidaire de l'aponévrose plantaire et qui s'insère encore chez les singes inférieurs sur les premières phalanges des orteils.
Le soulevé de terre est un bon exemple parce qu'il s'agit d'un mouvement naturel qui met toute la musculature intensément à contribution et constitue par conséquent le test ultime de la force maximale. Un bon soulevé de terre poussé-tiré traditionnel est composé de deux mouvements emboîtés dont le premier ressemble de très près aux répulsions exécutées à la presse à cuisses, et le second à la portion positive d'un good-morning, avec retour du bassin et redressement général. Il est donc assez judicieux de tenir compte au démarrage des meilleures stratégies de cheville possible afin d'avoir un polygone de sustentation bien centré, et quand la barre passe les genoux, d'adopter une stratégie de hanches efficace et rationnelle.